Tunisie

jeudi 21 juin 2012

Al-Qaïda contre Ennahdha : déclaration de guerre ou repositionnement opportuniste ?

Par : Mohamed Nejib Larbi

Ayman al-Zawahiri et Rached Ghannouchi : qui est qui ?
Selon Aaron Zelin, expert des mouvements islamistes au sein du think-tank américain The Washington Institute for Near East Policy, Al-Qaïda perçoit la Tunisie comme un « champ de bataille crucial entre Islam modéré et Islam radical ».
Dans un enregistrement audio diffusé le 10 juin par « la Fondation Assahab », unité de propagande de la nébuleuse terroriste d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, héritier d’Oussama Ben Laden, a fait une entrée fracassante sur la scène politique tunisienne. Il y a appelé les Tunisiens à révolter contre le parti islamiste Ennahdha afin d’imposer la charia comme principale source de législation dans le pays. « Oh, honnêtes et libres Tunisiens, les masques sont tombés. Soulevez-vous pour appuyer la charia. Venez en aide aux coutumes de votre Prophète et n’acceptez aucune substitution à la charia », a-t-il exhorté ses fidèles. Le nouveau chef d’Al-Qaïda a estimé qu’Ennahdha s’est renié et a trahi l’Islam en refusant l’inclusion de la Charia dans le texte de la nouvelle constitution. Selon lui, « l’Islam modéré et éclairé » prôné par Ennahdha est une émanation laïque et un acte de trahison. « Ils sont en train d’inventer un islam acceptable aux yeux du département d’État américain, de l’Union européenne ou (...) des pays du Golfe, dit-il. Un islam qui autorise les casinos, les plages nudistes, les taux usuraires des banques, des lois laïques et la soumission au droit international ».
Un tel message est en lui-même sans précédent. « C’est la première fois que le leadership d’Al-Qaïda diffuse une déclaration consacrée à la Tunisie. C’est hautement significatif », estime Aaron Zelin, expert de l’islamisme dans le think-tank américain du Washington Institute for Near East Policy.
Mais pourquoi ce message et à qui était-il adressé ? Selon certains experts, Al-Zawahiri semble avoir jugé le moment opportun pour chercher à gagner l’allégeance des formations salafistes en Tunisie et pourquoi pas commencer à les mobiliser dans la poursuite des objectifs d’Al-Qaïda au Maghreb et au Sahel. Les chefs de ces formations s’étaient engagés jusqu’à présent à se contenter de « Daawa » (prédication) pacifique excluant tout recours au Jihad à l’intérieur du pays. Al-Zawahiri voulait perturber ce statu quo précaire, qui ne l’arrangeait pas.
Ce message semble avoir été bien déchiffré par le chef du parti islamiste tunisien Ennahdha, Rached Ghannouchi. Tout en dénonçant les visées d’Al-Zawahiri, Ghannouchi s’est efforcé de dissocier le salafisme tunisien du modèle d’Al-Qaïda. « Ayman al-Zawahiri n’a pas d’influence en Tunisie. Cet homme est une catastrophe pour l’islam et pour les musulmans », a lancé M. Ghannouchi lors d’une conférence de presse à Tunis. « Le projet d’Al-Qaïda est un projet de destruction et de guerre civile », a-t-il poursuivi en citant les exemples irakien, afghan et somalien. « Nous ne voyons pas que le courant salafiste en Tunisie a un lien quelconque avec Al-Qaïda », a ajouté M. Ghannouchi.
Lien de cause à effet ou pas, le lendemain de la diffusion de l’enregistrement d’Al-Zawahiri éclataient des actes de violence en guise de protestation contre l’exposition dans la banlieue de Tunis de tableaux de peinture jugés « blasphématoires ». Salafistes et casseurs se sont attaqués pendant la nuit à des sièges de partis politiques, de tribunaux et de syndicats locaux. Les émeutes ont fait un mort et des dizaines de blessés et ont entraîné le rétablissement du couvre-feu dans huit gouvernorats pour la première fois depuis mai 2011.
Pire encore, l’appel d’Al-Zawahiri a trouvé un écho chez certains dirigeants salafistes dont notamment Abou Ayoub, un des chefs de « Ansar Echaria », organisation salafiste-jihadiste solidaire des idées d’Al-Qaïda. Abou Ayoub a appelé à « un soulèvement populaire » après la prière du Vendredi et a attaqué Ennahdha de façon virulente qualifiant ses positions de « pseudo-islamistes ». Les accusations et contre-accusations se multiplièrent augmentant la tension dans le pays et la situation risquait clairement de dégénérer gravement après la prière du vendredi.
Le gouvernement Jebali et la Tunisie tout entière allaient être mis à rude épreuve. Seule une attitude ferme et déterminée de la part des autorités pouvait arrêter la descente en enfer. Les manifestations prévues par les salafistes et par les membres d’autres formations islamistes furent ainsi catégoriquement interdites. Des négociations et pressions diverses, y compris l’arrestation des éléments salafistes les plus radicaux, ont fini par convaincre les adeptes de « Ansar Echaria » d’annuler leurs manifestations. « Ennahdha » et « Hizb Attahrir » ont aussi appelé leurs sympathisants à faire de même. Vendredi matin, un grand nombre de Tunisiens, craignant le pire, ne sont même pas allés à leurs bureaux. L’impressionnant dispositif déployé par la police, ce jour-là, ne fut pas été nécessaire pour contenir les manifestants, qui en fin de compte ne sont pas descendus dans la rue. Cette mobilisation policière a permis cependant de rassurer tant les citoyens que les responsables sécuritaires eux-mêmes que la situation était de nouveau sous contrôle. Plus tard dans la journée, les autorités annonçaient la levée du couvre-feu, qui commençait à agacer sérieusement les voyagistes et les hôteliers la veille de la saison touristique estivale.
Si les salafistes ont été contenus, qu’en est-il d’Al-Qaïda ? Selon Aaron Zelin, expert des mouvements islamistes au sein du think-tank américain The Washington Institute for Near East Policy, Al-Qaïda perçoit la Tunisie comme un « champ de bataille crucial entre Islam modéré et Islam radical ».
Étant donné la place charnière de la Tunisie, sur les frontières d’une Libye traversée par de nombreuses formations Jihadistes armées et d’une Algérie combattant toujours les terroristes de l’Aqmi à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, Al-Qaïda verrait d’un bon oeil l’élargissement de son champs d’action au nord du Sahara. Les rapports de presse parlent déjà d’un début d’opérations de survol du territoire libyen par des drones américains. Le nord du Mali est déjà en partie du moins entre les mains d’Al-Qaïda.
Autre enjeu éventuel pour Al-Qaïda est de rattraper son « retard » dans les pays du Printemps Arabe, notamment en Tunisie et en Égypte, profitant en cela de la montée apparente du salafisme. Une semaine après sa « prêche tunisienne », Al-Zawahiri adressait un message enregistré aux égyptiens.
Al-QaÏda chercherait à se repositionner en Afrique du Nord. Dans la poursuite de cet objectif, Elle a déclaré la guerre à « l’islamisme modéré et éclairé » mais « vendu à l’Occident », que représente à ses yeux le parti d’Ennahdha. Les porte-parole de ce parti n’ont pas manqué d’ailleurs de mettre en exergue leur antagonisme avec Al-QaÏda. « Contrairement a eux, nous ne percevons pas l’Occident comme un ennemi mais comme un partenaire », a déclaré Seyyed Ferjani, membre de l’instance dirigeante d’Ennahdha.
Ce qui est probablement plus dangereux, cependant, est la tentative d’Al-QaÏda de se positionner comme le donneur d’ordre hiérarchique pour les formations salafistes. Ce sera un des défis majeurs que devra relever le gouvernement et le principal parti au pouvoir au cours de la prochaine période. « Les salafistes n’ont pas de masse critique suffisante en Tunisie. Mais ils peuvent rendre le pays temporairement ingouvernable », avertit l’expert américain Michael Totten.
Il est paradoxal que les composantes de la classe politique tunisienne, consommée par les conflits identitaires et partisans, ne semblent pas trop se soucier du danger que constituent les visées d’Al-Qaïda sur la Tunisie. Seule Ennahdha a répondu clairement jusqu’à présent à la provocation d’Ayman al-Zawahiri. L’attaque de ce dernier n’était pas cependant une attaque réellement partisane. Il y a en effet dénoncé en réalité le modèle tunisien dans son ensemble comme étant « anti-islamique ». Pour lui, l’héritage de Bourguiba est aussi condamnable que celui d’Ennahdha. En établissant une étrange équivalence entre tourisme et « plages nudistes » (plages qui n’existent même pas en Tunisie), Al-Zawahiri a tenté de « déligitimer » du point de vue religieux une activité économique des plus vitales pour la Tunisie. Rien à voir avec les guéguerres identitaires, les règlements de comptes ou les considérations partisanes. Un défi que la Tunisie est en mesure de relever. Mais elle aura besoin en cela du soutien actif de ses amis dans la communauté internationale ainsi que de la conscience collective de ses élites que la Tunisie vaut bien un sens plus aiguisé des priorités.
Mohamed Nejib Larbi est analyste et universitaire tunisien.

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