Président du Réseau Francophone de Droit International
Réalités/ Pour tirer plus d’avantages de la nouvelle version de la coopération qui s’installe entre l’Union Européenne et l’Union du Maghreb qu’est la Nouvelle Politique de Voisinage, les pays maghrébins sont invités plus que jamais à se présenter en tant qu’ union réelle et trouver des issues à l’état de désunion actuel.
Dans ce but, un nouveau projet concernant l’harmonisation du droit des affaires au Maghreb a été proposé à l’UMA par le Professeur émérite, président du Réseau francophone de Droit international, Habib Slim, en collaboration avec le Centre du Commerce international de Genève. Jusqu’à maintenant il n’a pas encore reçu d’accueil favorable.
Qu’en est-il du projet que vous proposez à l’UMA concernant le droit des affaires ? Est-il utile pour tous les pays du Maghreb?
En collaboration avec le Centre du Commerce international de Genève, nous avions proposé, il y a quelques mois, au Secrétariat général de l’UMA, un projet de lancement d’un processus d’harmonisation du droit des affaires au Maghreb.
En effet, nous avions pensé qu’une telle harmonisation ne manquerait pas d’avoir des effets bénéfiques sur le développement des échanges entre les pays du Maghreb, non seulement en matière commerciale, mais aussi au niveau des investissements et, d’une façon plus générale, au niveau de la préparation des fondements juridiques de l’intégration économique de l’espace maghrébin.
Nous sommes partis de l’expérience qui est en cours, à l’heure actuelle, entre seize Etats d’Afrique subsaharienne qui sont en train de créer un espace juridique commun grâce à l’Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique (O.H.A.D.A.), cadre institutionnel supranational créé par le Traité signé à Port – Louis le 17 octobre 1993. Graduellement, cet espace juridique commun est en train de couvrir de multiples domaines du droit des affaires :
le statut juridique des commerçants, le droit des sociétés et des groupements d’intérêt économique, le droit du travail et des procédures collectives, le droit de la vente et des transports, le droit comptable, le droit de la concurrence, le droit du redressement des entreprises et de la liquidation judiciaire, le droit de l’arbitrage et des procédures de médiation et de règlement à l’amiable des litiges entre les entreprises, le droit des sûretés et des voies d’exécution, le droit pénal des affaires
Pour nous, cette œuvre d’uniformisation du droit des affaires ne pouvait manquer d’être facilitée par l’existence au Maghreb d’un patrimoine juridique commun, constitué par le double fond commun du droit musulman et du droit latin. Elle devait avoir pour objectif de fournir plus de sécurité juridique aux opérateurs économiques maghrébins et étrangers désireux d’investir au Maghreb, de créer des entreprises, de développer les flux d’échanges entre tous les pays de la zone. Le résultat pourrait être un décloisonnement des marchés maghrébins et leur ouverture sur l’espace économique mondial. Ce qui ne manquerait pas de dynamiser la croissance dans tous ces pays, de développer l’emploi et de créer plus de richesses. C’est dire l’enjeu économique considérable d’une telle œuvre : par la sécurité juridique assurée aux opérateurs économiques, l’unification du droit des affaires pourrait devenir un excellent outil pour renverser la situation actuelle du Maghreb, caractérisée par un sous-investissement et un sous-emploi chroniques, dus entre autres causes à une très faible intégration du marché intérieur maghrébin.
Un noyau d’experts a été formé dans le cadre du Centre du Commerce international qui s’est chargé de lancer les premiers travaux d’approche vis-à-vis du Secrétariat de l’UMA. Celui-ci a été contacté informellement à plusieurs reprises et a montré un certain intérêt pour ce projet. Nous attendons impatiemment sa réaction qui devrait être positive.
Pour bénéficier au maximum du nouveau partenariat proposé par l’Union Européenne, à savoir la nouvelle politique de voisinage, la réalisation d’une véritable Union du Maghreb n’est-elle pas plus que jamais nécessaire?
Très certainement. Car la plupart des opérateurs économiques européens estiment peu intéressants les marchés maghrébins actuels, du fait de leur fragmentation. Ils préfèrent aller en Inde ou en Chine. Qu’on le veuille ou non, il n’ y a pas que la proximité qui motive les opérateurs économiques, il y a aussi et surtout la taille des marchés qui est très attractive et qui joue un grand rôle. J’ai entendu plusieurs opérateurs économiques européens intervenir en ce sens dans des forums méditerranéens. Ils sont tous d’accord sur le fait que la constitution d’une zone de libre-échange étendue à tout l’espace économique maghrébin changerait complètement la donne du marché maghrébin, qui deviendrait très attractif pour eux. C’est dire que, plus que nous, ils appellent de tous leurs vœux l’établissement de cette zone de libre-échange à dimension maghrébine qui, seule, permettrait de concurrencer, non seulement par la proximité, mais aussi par la taille, d’autres grands marchés. De toutes façons, cette solution constitue notre seule chance pour pouvoir concurrencer les pays d’Europe de l’Est qui font partie maintenant du grand marché européen.
C’est à cette seule condition que nous arriverions à tirer profit de notre partenariat avec l’Europe. Sinon, la politique de voisinage n’aurait pas une grande signification. C’est dire que nous n’avons pas le choix. Seul un grand marché maghrébin aura des effets remarquablement stimulants sur tout l’espace économique maghrébin.
Quelle est votre lecture de l’actuelle relation entre les pays du Maghreb et l’Union Européenne ?
Il y a une lecture très objective de l’actuelle relation entre les pays du Maghreb et l’Union Européenne. C’est une relation entre un riche qui a la puissance et plusieurs pauvres qui, au surplus, sont affaiblis par leur désunion. Elle ne peut se faire qu’au détriment des faibles !
Encore faut-il ajouter qu’il s’agit d’une relation négociée. Or, toute négociation se déroule selon un rapport de forces entre les parties qui conditionne toujours, dans une certaine mesure, le déroulement de cette négociation et ses résultats. Si nous avions pu négocier en bloc notre relation avec l’Union Européenne ( c’est-à-dire l’UMA face à l’Union Européenne ), il est hors de doute que les pays d’un Maghreb solidaire face à l’entité européenne auraient pu obtenir un traitement plus favorable que celui de la politique de voisinage, en particulier en matière de flux des investissements européens au Maghreb.
Ce statut de la politique de voisinage ne nous permet pas de bénéficier d’une stratégie de rattrapage économique avec les fonds structurels européens qui ont contribué au développement rapide de l’Italie du Sud , de l’Espagne, de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande et maintenant de l’Europe de l’Est. Ce qui fait que l’Europe parle beaucoup de co-développement, de politique de prospérité pour toute la Méditerranée, tout en pratiquant à l’égard de tous ces pays, notamment les pays du Maghreb, une politique de saupoudrage qui est en train de montrer ses limites. Or, une véritable politique de prospérité pour le Maghreb implique beaucoup plus d’investissements, plus de croissance, plus de création d’emplois.
Parlons un peu de l’immigration. L’Europe tente de contrer l’immigration clandestine, en s’attaquant beaucoup plus aux effets qu’aux causes de ce phénomène ; causes ( le chômage et le faible niveau des revenus ) qui tiennent aux disparités de développement de plus en plus fortes entre les deux rives de la Méditerranée. Alors l’Europe tente de résoudre le problème en dressant des barrières de plus en plus compactes et en « externalisant» les contrôles aux frontières. Il s’agit d’une politique vouée à l’échec, car c’est un véritable cautère sur une jambe de bois ! A vrai dire, elle ne fait qu’aggraver le mal dont les victimes indirectes sont maintenant les migrants réguliers et même les visiteurs occasionnels, munis de visas réguliers. On leur demande maintenant des justificatifs, en plus des visas, pour passer aux frontières ! Les médecins, les avocats, les hommes d‘affaires, les étudiants, les universitaires maghrébins sont obligés de se livrer à une véritable course d’obstacles pour arriver à obtenir un visa, puis à traverser une frontière européenne, même lorsqu’ils sont parfaitement en règle... L’espace Schengen se ferme de plus en plus devant l’étranger, y compris devant le voisin de la Méditerranée ! Dans ces conditions, la grande question qui reste posée aux Européens est la suivante : comment peut-on faire circuler les marchandises, les services, les capitaux, sans les hommes ? Et sommes-nous seulement des voisins ou un peu plus que des voisins, peut-être des partenaires ayant une relation privilégiée avec l’Europe ?
Selon vous, quel est le coût du “non-Maghreb” ?
Cette question m’angoisse depuis des années. Je me souviens que, lorsque Jacques Delors a été désigné à la tête de la Commission européenne, son premier réflexe a été de commander une étude sur le coût de la « non-Europe ». Cette étude, publiée sous forme de « Livre blanc » a montré que la non-réalisation de la dernière étape du Marché unique à l’époque se traduisait par une perte sèche pour toutes les parties. Du coup, ce « Livre blanc » a été un formidable coup de fouet pour la réalisation rapide de cette dernière étape du Marché unique. J’avais alors espéré que cette leçon serve à l’U.M.A., car j’étais persuadé que la non réalisation du marché maghrébin coûte cher à tous les pays de la zone, en termes de croissance.
Cette étude a été faite il y a quelques mois, par la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique. Elle aboutit à la conclusion que le « non-Maghreb » nous coûte deux à trois points de croissance perdus, chaque année, si l’on ne compte que des effets directs. Si l’on tient compte des effets indirects de l’absence d’un Marché unique maghrébin, le coût est encore plus élevé : il arrive à quatre ou cinq points de croissance perdus. Ce qui signifie que, par notre faute, tout le Maghreb perd chaque année de richesses et énormément de créations d’emplois. Autrement dit, dans la situation actuelle, il n’y a pas au Maghreb des gagnants et des perdants. Nous sommes tous perdants ! Il faudrait que tous les dirigeants maghrébins méditent ces chiffres…
S’agit-il vraiment d’Union du Maghreb? Et quels sont les obstacles qui empêchent la réalisation de cette union ?
L’Union du Maghreb constitue une perspective historique, un objectif lointain. Malheureusement, nous sommes encore très loin de cet objectif, et non seulement des objectifs politiques, mais aussi des objectifs purement économiques. Nous avons perdu un temps précieux. Lorsque les Ministres de l’Economie du Maghreb ont créé, le 1er octobre 1964, il y a plus de quarante ans, dans une approche très fonctionnelle inspirée de la CEE et de la CECA, le Comité Permanent Consultatif du Maghreb, celui-ci a insufflé une dynamique importante à la coopération entre les Etats maghrébins et à la coordination de leurs politiques économiques, financières, sociales , culturelles etc… Malheureusement, des considérations de leadership ont fini par bloquer le processus si bien engagé à l’époque et par emporter des institutions de coopération encore très fragiles. Vingt- cinq ans plus tard, le 17 février 1989, les chefs d’Etat du Maghreb ont tenté de récidiver, en créant l’Union du Maghreb Arabe, dans une nouvelle approche plus politique qu’économique et sociale. On se rend compte maintenant, avec un peu de recul, à quel point c’était encore une erreur. Le Maghreb ne se fera que si l’on arrive à conjuguer à la fois l’approche politique et l’approche économique et sociale. A la base, le Maghreb économique sera celui des entrepreneurs et des hommes d’affaires. Mais, ce Maghreb-là ne se fera que dans un cadre politique car il suppose nécessairement, tôt ou tard, des choix politiques. Il faudra donc des relais politiques qui fonctionnent et qui trouvent les compromis nécessaires entre tous les partenaires. Ces compromis sont souvent des compromis de souveraineté entre Etats. Ils sont indispensables pour ne pas paralyser la construction du Maghreb économique. C’est dire que dans ce projet, le paramètre politique est inévitable. Il ne faut pas rêver ; si, à l’heure actuelle, l’U.M.A. est en hibernation, c’est parce que l’Algérie et le Maroc continuent à poser la problématique du Maghreb en termes de leadership : qui va dominer le Maghreb ? J’espère que les deux voisins de l’Ouest vont finir par retenir la leçon de l’Europe, qui s’est construite surtout grâce au « moteur franco-allemand », et par proposer au Maghreb un « moteur algéro-marocain » . Pourquoi pas ?
La nouvelle politique de voisinage proposée par la Commission Européenne offrira-t-elle un nouveau concept de partenariat avec les pays du Maghreb? Et quand ce partenariat pourra-t-il devenir réellement “gagnant gagnant” ?
Le partenariat entre l’Union Européenne et les pays du Maghreb ne sera jamais un véritable partenariat tant qu’il ne fonctionne pas entre deux blocs économiques, sinon entre deux marchés relativement équilibrés et entre lesquels il y a une certaine complémentarité, sur le plan des besoins et des ressources, notamment dans le domaine énergétique. Le jour où le Maghreb, en tant qu’entité, pourra jouer cette carte, il sera en mesure de rééquilibrer ses relations avec l’Union Européenne. Sinon, il ne pourra jamais arriver à jouer
« gagnant-gagnant ».
Le Maghreb pourra jouer également la carte de la migration maîtrisée. En effet, au cours des prochaines années, l’Europe va avoir de plus en plus besoin de migrants ayant un certain nombre de profils : informaticiens, médecins, infirmières, aides soignants pour personnes âgées etc…. Ces professionnels pourraient être formés au Maghreb, à un coût très compétitif et dans un cadre contractuel commun. Il faudra explorer toutes les possibilités de formation dont les deux parties auront besoin, notamment dans le cadre du nouveau régime L.M.D.
Quelles sont les perspectives de la coopération entre l’Union Européenne et les pays du Maghreb dans le cas du “non-Maghreb” ?
Dans le cas du « non-Maghreb », je ne vois aucune raison pour que les perspectives européennes changent à notre égard. Le Maghreb restera un marché cloisonné , fragmenté et affaibli. Les Européens continueront à regarder ailleurs, lorsque c’est leur intérêt économique qui le dicte. Ils continueront à aller en vacances dans les pays du Maghreb, car, en plus de la proximité, les prix de nos hôtels sont très intéressants ! Mais, fort probablement, ils iront investir ailleurs, produire ailleurs et même acheter ailleurs, notamment en Asie. C’est dire que nos perspectives seront plutôt sombres sans un vrai Maghreb !
Le mot de la fin ?
Je crois que j’ai tout dit ! Je pourrai ajouter tout simplement que notre situation pourrait s’aggraver, du fait des progrès foudroyants de la mondialisation. En effet, dans un monde qui se globalise de plus en plus, on peut se demander quel sera le poids du Maghreb dans quelques années ? Il risque fort d’être négligeable….
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