La constitution de Carthage est passée très tôt pour un modéle. Nous livrons ici le commentaire qu'en donne Aristote (384-322 avant J.-C.) suivi d'un passage de Polybe à qui Aristote n 'était sans doute pas inconnu. L'importance de ce texte fondateur n'a pas échappé non plus à l'époque moderne, et nombreux sont encore les auteurs à s'être intéressés au sujet, comme Montesquieu ou Chateaubriand.
Les Carthaginois ont la réputation de posséder une bonne constitution; elle renferme de nombreuses dispositions sortant de l'ordinaire [...] Un grand nombre de dispositions de la constitution de Carthage sont excellentes; et une preuve de la sage ordonnance du gouvernement carthaginois, c'est le fait que l'élément populaire demeure de son plein gré fidèle au système constitutionnel établi et qu'il n'y a jamais eu, en ce qui vaut la peine d'être signalé, ni sédition ni tyrannie [...]Mais parmi les déviations du principe qui sert de base à tout gouvernement aristocratique ou à toute république tempérée, les unes penchent dans un sens populaire plus prononcé, et les autres dans un sens oligarchique. D'une part la décision de soumettre à l'Assemblée du peuple certaines affaires et d'en exclure d'autres dépend souverainement des rois et des gérontes réunis, mais à la condition que les deux autorités soient pleinement d'accord, et si cet accord fait défaut, c'est le peuple qui statue sur ces affaires. Pour toutes les motions introduites à l'Assemblée, le peuple n'est pas seulement admis à entendre les résolutions arrêtées par ses magistrats, mais la décision définitive lui appartient et il est loisible à tout citoyen qui le désire de porter la parole contre les mesures soumises à l'Assemblée [...] D'un autre côté, que les Pentarchies qui possèdent le contrôle absolu de nombreuses affaires importantes se recrutent par cooptation; qu'elles élisent la suprême magistrature des Cent; que de plus, elles demeurent en fonction plus longtemps que les autres magistratures [...]; ce sont là les caractères d'un régime oligarchique. En revanche, la gratuité des fonctions de pentarque et l'absence de toute désignation par le sort doivent être regardées comme des mesures de nature aristocratique [...] Mais où le système carthaginois s'écarte décidément de l'aristocratie pour verser dans l'oligarchie, c'est sur une certaine façon d'envisager les choses, qui reçoit d'ailleurs la sanction de l'opinion publique: on estime que non seulement la richesse le mérite, mais encore la richesse doit être prise en considération pour le choix des magistrats, I'homme sans fortune est incapable de gouverner comme il faut et de disposer du temps nécessaire. Si donc le choix des magistrats qui se fonde sur la richesse est oligarchique, et celui qui se fonde sur la vertu, aristocratique, ce serait là un troisième système de gouvervement, sous lequel se rangent les institutions de Carthage.
AristotePolitique(II-XI, 1272b-1273b)
Quant à l'État carthaginois, il me semble que ses institutions ont été, dans leurs caractéristiques essentielles, bien conçues. Il y avait des rois; le conseil des gérontes, de nature aristocratique, disposait de son côté de certains pouvoirs et le peuple était souverain dans les questions qui étaient de son ressort. Dans l'ensemble, I'agencement des pouvoirs à Carthage ressemblait à ce qu'il était à Rome et à Sparte. Mais à l'époque où commença la guerre d'Hannibal, la constitution carthaginoise s'était dégradée et celle des Romains lui était supérieure. L'évolution de tout individu, de toute société politique, de toute entreprise humaine est marquée par une période de croissance, une période de maturité, une période de déclin, et c'est au moment de la maturité que le plus haut degré d'efficacité est atteint dans tous les domaines. C'est là que se situait la différence entre les deux cités. Les Carthaginois avaient connu la puissance et l'épanouissement quelque temps avant les Romains et ils avaient dépassé d'autant le stade de l'apogée, à l'époque justement où Rome, pour ce qui était du moins de son système de gouvernement, se trouvait en pleine force. À Carthage, la voix du peuple était devenue prépondérante dans les délibérations, tandis qu'à Rome, le Sénat était dans la plénitude de son autorité. Chez les Carthaginois, c'était l'avis du grand nombre qui prévalait, chez les Romains, celui de l'élite des citoyens, en sorte que, la politique menée par ces derniers étant la meilleure, ils purent malgré d'écrasantes défaites, l'emporter finalement dans la guerre contre Carthage grâce à la sagesse de leurs décisions.
Polybe, Histoire(Livre Vl, chap. VII, § 51)Paris, éd. de la Pléiadetrad. par Denis Roussel, 1970
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire