Tunisie

vendredi 13 mai 2011

Experts Comptables – Avocats | Chacun sa profession


Par Abderrazak KILANI
Bâtonnier du Conseil de l’Ordre National des Avocats de Tunisie

Le projet d’amendement de la loi 87-89 du 07/09/1989 réglementant la profession d’avocat, semble susciter des réserves de la part de certains qui n’ont pas intérêt à ce que cette profession occupe dans notre pays la place qui lui revient dans un climat de légalité et de liberté. «De la dictature de Ben Ali à la dictature des avocats», entend-on. Des «sit-in» en protestation et les chahuts fusent dans tous les sens. L’article 2 dudit projet dérange!

On crie au feu, on clame le drame, on craint la détresse !! Ces craintes qui cachent souvent des intérêts illégitimes, sont infondées et ceux qui se sont ingéniés à les exprimer sous des formes diverses, semblent avoir oublié la règle de bon sens qui commande que chacun exerce sa profession. Oui, chacun sa profession ! Il suffit de revenir à ce dicton pour que tout soit clair et pour que le débat soit dépassionné.
La profession d’avocat est des plus anciennes et des premières à avoir été réglementées. Cette noble profession, symbole de l’Etat de Droit, synonyme de la liberté, n’a pas été bien perçue dans les Etats totalitaires. Elle a été marginalisée sous l’ancien régime, marqué par le mépris du droit et le règne du non droit.
L’hostilité vis-à-vis des avocats dont la profession est un rempart contre l’arbitraire, ne s’est jamais cachée. Les avocats agissaient pour la défense des droits de l’homme et des libertés, mais leur statut stagnait. Ceci explique cela.
La marginalisation des avocats a permis à d’autres professions organisées et non organisées d’empiéter sur les compétences naturelles de l’avocat. En fait, la profession d’avocat n’a pas cessé d’être agressée avec l’accord tacite des autorités qui avaient choisi de laisser faire.
Avec la révolution, le retour à la légalité s’impose. Que chacun exerce sa profession, en respectant les limites de sa compétence.
Il est impératif aujourd’hui de rappeler les différences entre la profession d’avocat d’une part et celle d’expert comptable et de commissaire aux comptes d’autre part. Les frontières entre ces deux professions, que d’aucuns semblent avoir oubliées ou vouloir oublier, sont pourtant des frontières sûres et incontestables. Il suffit de revenir aux textes pour les déterminer. En effet, l’article 2 de la loi 88-108 du 18 août 1988, relative à la profession d’expert comptable définit son champ d’action, en déclarant que l’expert comptable fait profession habituelle d’organiser, de vérifier, de redresser et d’apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n’est pas lié par un contrat de travail.
Il est également habilité à attester la sincérité et la régularité des comptabilités et des comptes de toute nature vis-à-vis des entreprises qui l’ont chargé de cette mission à titre contractuel ou au titre des dispositions légales et réglementaires et notamment celles relatives à l’exercice de la fonction de commissaire aux comptes de sociétés.
L’expert comptable peut aussi analyser, par les procédés de la technique comptable, la situation et le fonctionnement des entreprises sous leurs différents aspects économique juridique et financier…» ( c’est nous qui soulignons) .
L’avocat, lui, est d’après la loi de 1989, le professionnel du droit ; Il «représente les personnes physiques et morales, les assiste et les défend auprès de toutes les instances judiciaires, administratives et disciplinaires et donne les consultations juridiques».
La clarté des deux textes précités n’autorise et ne devrait autoriser aucun empiètement d’une profession sur l’autre.
Il est vrai que le second alinéa de l’article 2 définissant la compétence de l’expert comptable autorise celui-ci à analyser la situation et le fonctionnement des entreprises sous leurs différents aspects, y compris l’aspect juridique ; mais il faut se garder d’utiliser ce texte d’une manière abusive et d’y puiser un prétexte pour que l’expert agisse en dehors du champ de sa compétence. Analyser « par les procédés de la technique comptable » la situation des entreprises ne veut pas dire donner des consultations juridiques et ne saurait signifier rédiger des actes juridiques (contrats, statuts, P.V d’assemblées, de CA, protocole de fusion et autres actes juridiques). Pourtant beaucoup l’ont fait par le passé. Ils se sont permis d’occuper le terrain de ceux qui ne pouvaient trouver dans l’appareil de l’Etat pendant 23 ans aucun appui pour imposer la légalité.
Il va sans dire que les consultations juridiques et la rédaction des actes ne relèvent pas des prérogatives de l’expert comptable et il est temps aujourd’hui que l’on mette un terme aux tendances hégémoniques que la profession d’avocat a subies dans ce domaine au mépris des textes et de la raison.
En effet, l’avocat est par définition juriste. C’est un professionnel du droit. Il ne fait que du droit. Sa formation juridique a un caractère principal. Elle n’est pas l’accessoire d’une formation comptable, à la différence de la formation de l’expert et des autres professionnels non juristes, qui revêt un caractère subsidiaire, destiné à leur permettre d’agir dans un cadre légal.
On ne déforme nullement la légalité en affirmant haut et fort que l’expert comptable n’est pas juriste. Certes, les experts comptables reçoivent dans les écoles de comptabilité une formation leur permettant de comprendre le cadre juridique dans lequel ils sont appelés à intervenir en tant qu’experts, mais cette formation demeure partielle et n’est pas destinée à faire de ses bénéficiaires des juristes à part entière.
A ce propos, l’on sait que les facultés de médecine assurent une formation des médecins en mathématiques, en chimie ou en physique, sans leur conférer pour autant la compétence requise pour exercer des professions autres que la profession médicale. Les médecins n’ont jamais prétendu être des physiciens, des chimistes ou des matheux.
Dans les facultés de droit, les étudiants reçoivent une formation en comptabilité. Aucun avocat cependant, n’a prétendu pouvoir tenir la comptabilité des entreprises ou auditer leurs états financiers : chacun son métier.
La spécialisation est dans l’intérêt du client : l’avocat est un professionnel spécialisé en droit. Son rôle est double : un rôle préventif et un rôle curatif. Ces deux rôles sont intimement liés.
Sur le plan préventif : l’avocat est le mieux placé pour assister, conseiller son client et rédiger ses contrats. Conseiller une entreprise lors de la rédaction d’un contrat ou de l’élaboration des statuts, c’est concevoir un acte adapté aux besoins spécifiques de chacun (investisseur local ou étranger, actionnaire majoritaire ou minoritaire, partenaire technique ou bailleur de fonds, noyau dur ou épargnant à la recherche d’un placement).
Sur le plan curatif : l’avocat traite le contentieux. Il est également appelé à négocier pour le compte de son client des règlements à l’amiable qui se soldent par la rédaction d’actes. Ces actes qui sont appelés à se développer dans la Tunisie de demain où le droit sera de plus en plus sûr et prévisible, ne peuvent être établis que par un juriste à part entière, appartenant à la profession d’avocat et présentant toutes les garanties de compétence et de responsabilité.
Les deux rôles de l’avocat sont liés : lorsque l’avocat conseille son client ou traite ses litiges, il le fait en connaissance de cause ( connaissance personnelle de la jurisprudence, contact quotidien avec les juges, connaissance de la doctrine, production d’articles de doctrine et de commentaires de jurisprudence etc. …. ); à la différence de l’expert dont la profession ne permet pas d’acquérir cette expertise juridique et même si l’expert parvient occasionnellement à connaître de ces problèmes, sa connaissance demeure occasionnelle, partielle et insuffisante.
L’avocat est garant de la sécurité juridique : En tant que juriste à part entière consacrant tout son temps à l’exercice de sa profession, l’avocat est censé connaître le droit dans tous ses aspects et avec tous ses détails (textes, jurisprudence, doctrine, pratique administrative etc. … ). Cette connaissance est de plus en plus réelle aujourd’hui avec la spécialisation que l’on observe sur le marché et qui fait de l’intervention de l’avocat un impératif incontournable en termes de sécurité juridique. Dans toutes les professions, on ne peut se fier à la compétence certaine des professionnels et cette compétence ne devrait pas être susceptible de plus et de moins. Il faut qu’elle soit pleine et entière.
 Force est ainsi de reconnaître que chacun doit exercer pleinement son métier et rien que son métier. Les empiètements et débordements sont nocifs pour tout le monde et le client en est souvent le grand perdant. Le rôle de l’Etat est de veiller à ce que ces règles soient clairement établies et pleinement respectées.


Journal Le temps