Des restrictions sévères continuaient de peser sur la liberté d’expression, d’association et de réunion. Cette année encore, des personnes critiques à l’égard du gouvernement ont fait l’objet de harcèlement et de menaces ; certaines ont été emprisonnées. D’anciens prisonniers politiques ont eux aussi été harcelés, intimidés et soumis à des restrictions. Des informations ont fait état de torture et de mauvais traitements infligés dans les postes de police et les prisons. Des personnes poursuivies aux termes de la loi antiterroriste ont été condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement à l’issue de procès inéquitables. Des condamnations à mort ont été prononcées, mais le moratoire sur les exécutions a été maintenu.
Contexte
Modifié en juin, l’article 61 bis du Code pénal rendait dès lors passible d’une peine de 20 ans d’emprisonnement quiconque aurait établi « directement ou indirectement, des contacts avec des agents d’une puissance, d’une institution ou d’une organisation étrangère dont le but est d’inciter à porter atteinte aux intérêts vitaux de la Tunisie », étant considéré « comme intérêt vital de la Tunisie tout ce qui se rapporte à sa sécurité économique ». Cette modification a été adoptée un mois après que des militants tunisiens des droits humains eurent rencontré en Espagne et en Belgique des responsables et des parlementaires de l’Union européenne pour obtenir de celle-ci qu’elle fasse pression sur le gouvernement tunisien afin qu’il respecte ses obligations internationales en matière de droits humains, dans le contexte des négociations sur le « statut avancé » de la Tunisie dans ses relations avec l’Union. La nouvelle disposition visait manifestement à empêcher le travail de pression auprès de pays étrangers et d’institutions multilatérales en faveur des droits humains en Tunisie, en érigeant ces activités en infraction pénale.
Le Comité des droits de l’enfant [ONU] a publié en juin ses observations sur les droits des enfants en Tunisie. Il a demandé l’adoption d’une modification du Code pénal en vue d’interdire toutes les formes de châtiments corporels contre les mineurs, qui demeuraient légaux au sein de la famille et dans le cadre de la protection de remplacement.
Manifestations antigouvernementales
L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre à Sidi Bouzid a déclenché des manifestations antigouvernementales. Cet homme de 24 ans voulait par ce geste de désespoir exprimer sa protestation après qu’un responsable local lui eut interdit de vendre des légumes et l’eut semble-t-il brutalisé. Les forces de l’ordre ont fait une utilisation excessive de la force, et ont notamment tiré à balles réelles pour disperser des manifestations largement pacifiques. Deux personnes au moins ont été tuées. De nombreux autres manifestants ont été blessés par des tirs à balles réelles ainsi que par des balles en caoutchouc ou du gaz lacrymogène ; certains ont été battus. Le mouvement de protestation, qui s’était répandu dans tout le pays, se poursuivait à la fin de l’année.
- Mohamed Ammari et Chaouki Belhoussine El Hadri ont été abattus par les forces de sécurité au cours d’une manifestation le 24 décembre à Manzel Bouzayane, une petite ville du gouvernorat de Sidi Bouzid.
Liberté d’expression et de réunion
Les autorités soumettaient les médias et les connexions Internet à une surveillance étroite. Comme les années précédentes, les personnes qui critiquaient ouvertement le gouvernement ou dénonçaient les violations des droits humains commises par les autorités étaient harcelées, soumises à une surveillance oppressante, traduites en justice sur la base d’accusations mensongères et agressées physiquement. Les organisations indépendantes de défense des droits humains rencontraient des obstacles lorsqu’elles voulaient tenir des rassemblements publics ou réserver une salle pour des réunions. Les manifestations publiques qu’elles organisaient étaient placées sous la surveillance étroite des forces de sécurité.
- Fahem Boukadous, journaliste, et Hassan Ben Abdallah, diplômé sans emploi, purgeaient une peine de quatre ans d’emprisonnement dans la prison de Gafsa. Ils avaient été condamnés pour leur participation présumée aux manifestations de 2008 contre le chômage et le coût élevé de la vie dans le gouvernorat de Gafsa (sud-ouest du pays). Fahem Boukadous avait également été déclaré coupable de « propagation d’informations de nature à troubler l’ordre public ». Cette accusation était liée à ses reportages pour une chaîne de télévision privée. Les deux hommes n’avaient pas bénéficié d’un procès équitable. Jugés et condamnés par défaut en 2008, ils ont, à leur demande, comparu lors d’un nouveau procès, respectivement en janvier et en mars. Fahem Boukadous a observé une grève de la faim de 39 jours en octobre et novembre, pour protester contre son incarcération et la dureté de ses conditions de détention. Il a recommencé à s’alimenter quand les autorités pénitentiaires se sont engagées à améliorer ses conditions carcérales.
- En mars, les autorités ont empêché des journalistes et des défenseurs des droits humains d’assister à des conférences de presse à Tunis au cours desquelles l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP) et Human Rights Watch devaient lancer des rapports distincts sur le harcèlement auquel sont soumis les anciens prisonniers politiques en Tunisie.
Restrictions imposées aux anciens prisonniers politiques
Beaucoup d’anciens prisonniers politiques continuaient d’être soumis à des mesures de contrôle administratif qui les obligeaient à se présenter régulièrement à la police. Beaucoup subissaient une surveillance policière oppressante et des restrictions à l’exercice de leurs droits civils. Certains étaient de nouveau arrêtés et emprisonnés parce qu’ils avaient repris des activités politiques, pourtant pacifiques, ou avaient critiqué ouvertement le gouvernement ; d’autres étaient privés de soins médicaux. La plupart n’étaient pas autorisés à avoir un passeport ; leur liberté de mouvement à l’intérieur du pays était soumise à des restrictions. Beaucoup d’anciens prisonniers politiques ne pouvaient par conséquent pas trouver un emploi ni mener une vie normale.
- Sadok Chourou, qui était détenu dans la prison de Nadhour, a été libéré le 30 octobre. Remis en liberté conditionnelle en 2008, il avait été de nouveau incarcéré pendant un an après avoir accordé des interviews à la chaîne de télévision par satellite al Hiwar et à des médias en ligne en novembre 2008, quelques jours après sa sortie de prison. Lorsqu’il a été élargi, le 30 octobre, des responsables lui ont dit qu’il ne devait avoir aucune activité politique ou journalistique. Cette interdiction ne lui a toutefois pas été notifiée officiellement.
- Abdellatif Bouhajila se voyait toujours refuser un passeport, qui lui aurait permis de se rendre à l’étranger pour recevoir des soins médicaux. Il avait été remis en liberté conditionnelle en 2007 alors qu’il purgeait une peine de 17 ans d’emprisonnement prononcée à son encontre en 2001 pour appartenance au groupe islamiste al Ansar (les Partisans), et était apparemment en mauvaise santé en raison des mauvais traitements subis en prison et de ses grèves de la faim.
Défenseurs des droits humains
Les défenseurs des droits humains étaient toujours harcelés par les autorités. Ils étaient soumis à une surveillance oppressante et leurs lignes téléphoniques et connexions Internet étaient perturbées ou coupées. Ils étaient également empêchés de participer à des réunions ou des rassemblements consacrés aux questions de droits humains. Certains ont été agressés. Les autorités continuaient de mettre leur veto à l’enregistrement de la plupart des organisations indépendantes de défense des droits humains. En février, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme a appelé les autorités tunisiennes à mettre un terme à la « campagne d’intimidation » à l’encontre des défenseurs des droits humains et de leur intégrité physique et psychologique.
- Ali Ben Salem, 78 ans, continuait d’être harcelé et intimidé par les autorités en raison de ses activités en faveur des droits humains. Cet homme était membre fondateur de plusieurs organisations, notamment du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et de l’Association de lutte contre la torture en Tunisie. Il accueillait également à son domicile la section régionale de Bizerte de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Cette année encore, des agents de la Sûreté de l’État ont été postés en permanence devant sa maison. Sa ligne de téléphone et son accès Internet ont été coupés. Il était soumis à une surveillance constante, et a été empêché physiquement d’assister à des réunions sur les droits humains. Les autorités refusaient toujours de lui délivrer un passeport, de même que la carte de gratuité des soins. Il lui était donc impossible de recevoir les soins médicaux dont il avait besoin en raison de graves problèmes de dos et de troubles cardiaques.
- Le journaliste et défenseur des droits humains Zouheir Makhlouf a été libéré en février. Arrêté en octobre 2009, il avait été condamné pour avoir diffusé un film documentaire dénonçant la pollution dans la zone industrielle de Nabeul, une ville du nord-est du pays. Huit policiers se sont présentés chez lui en avril et lui ont dit qu’il était en état d’arrestation. Ils l’ont frappé en présence de sa femme et de ses enfants lorsqu’il a demandé à voir le mandat d’arrêt. Zouheir Makhlouf a ensuite été détenu pendant sept heures dans un poste de police. Il présentait des contusions et avait le nez cassé lorsqu’il a été relâché. Il a de nouveau été brutalisé en décembre par un homme en civil, apparemment un policier, alors qu’il venait de quitter son domicile et s’apprêtait à aller effectuer un reportage sur les troubles dans la région de Sidi Bouzid.
Lutte contre le terrorisme et sécurité
Les autorités continuaient d’arrêter, d’emprisonner et de poursuivre en justice des personnes pour des infractions liées à la sécurité, y compris des individus renvoyés de force en Tunisie depuis des pays étrangers. Selon certaines sources, quelque 2 000 personnes ont été condamnées en vertu de la loi antiterroriste depuis 2003. Nombre d’entre elles ont été jugées et déclarées coupables par contumace, à l’issue de procès qui dans bien des cas n’ont pas été conformes aux normes d’équité internationalement reconnues. Des accusés ont affirmé que leurs « aveux » avaient été obtenus sous la torture ou d’autres formes de contrainte pendant leur maintien au secret avant leur procès, mais les tribunaux ont retenu ces « aveux » à titre de preuve sans ordonner une enquête appropriée.
En janvier, lors d’une visite en Tunisie, le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales a critiqué la loi antiterroriste de 2003. Il a instamment prié le gouvernement de modifier la définition trop large du « terrorisme » et de restreindre le champ d’application du texte de manière à en exclure les personnes abusivement accusées d’activités liées au « terrorisme ».
- Seifallah Ben Hassine était toujours maintenu à l’isolement dans la prison de Mornaguia, non loin de Tunis. Il était soumis à ce régime de détention depuis 2007, bien au-delà de la limite de 10 jours prévue par la législation tunisienne. Cet homme condamné en 2003 en vertu de la loi antiterroriste et du Code de justice militaire a été jugé lors de six procès distincts, dont quatre devant le Tribunal militaire de Tunis. Il s’est vu infliger six peines d’emprisonnement d’un total de 68 ans, qu’il doit purger consécutivement. Il avait été arrêté alors qu’il voyageait en Turquie. Il a affirmé avoir été torturé et détenu au secret durant un mois dans ce pays, avant d’être renvoyé, contre son gré, en Tunisie.
Droits des femmes
Les autorités continuaient de présenter la Tunisie comme un pays très attaché à la promotion et à la protection des droits des femmes. Toutefois, les femmes journalistes qui critiquaient le gouvernement et les militantes des droits des femmes étaient la cible d’actes de harcèlement et de campagnes de dénigrement dans les médias contrôlés par le gouvernement.
- Faten Hamdi, journaliste à Radio Kalima, une station de radio interdite dans le pays, a été agressée en février à Tunis par deux policiers en civil qui ont tenté de la faire monter de force dans leur voiture et l’ont frappée au visage. Elle a réussi à s’échapper.
Des magistrates qui figuraient au nombre des dirigeants de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) écartés de leurs fonctions et qui avaient réclamé l’indépendance du pouvoir judiciaire étaient constamment harcelées.
- Kalthoum Kennou a été transférée contre son gré de Kairouan à Tozeur au lieu d’être mutée à Tunis, sa ville d’origine. D’autres ont vu leur salaire réduit sans préavis et se sont vu refuser un avancement.
Dans des observations sur les droits des femmes en Tunisie rendues en octobre, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes [ONU] a pris note avec préoccupation des « arrestations arbitraires et du harcèlement » dont seraient victimes les ONG et les défenseurs des droits humains. Il a en outre déploré que la Tunisie « ne permette pas aux organisations autonomes de femmes » de participer au processus d’élaboration des politiques ni de bénéficier de financements publics.
Peine de mort
Vingt-deux prisonniers au moins ont été condamnés à mort. Aucune exécution n’a été signalée. Le gouvernement maintenait un moratoire de facto sur les exécutions depuis 1991. Au moins 136 prisonniers, dont quatre femmes, restaient toutefois sous le coup d’une sentence capitale. Ils n’étaient pas autorisés à recevoir la visite de leur famille ni de leur avocat.