Dès le 11 janvier, la secrétaire d'Etat Hillary Clinton appelait le régime tunisien à oeuvrer à une « solution pacifique » pour faire cesser la révolte qui touche le pays depuis la mi-décembre. REUTERS/Yuri Gripas
Le départ de l'ex-président Ben Ali, le 14 janvier a surpris tout le monde. Ou presque. Les Etats-Unis étaient au courant du pourrissement du régime, et auraient poussé, semble-t-il, l'armée tunisienne à intervenir.
Personne n'avait prévu le départ précipité, le vendredi 14 janvier, de l'ancien Président déchu Zine el-Abidine Ben Ali. Les responsables politiques français eux-mêmes n'ont pas vu venir l'effondrement du régime autoritaire tunisien. Accusée d'avoir été trop longtemps complaisante envers le régime, la France souffre aujourd'hui de sa myopie vis-à-vis des évènements tunisiens.
Celle-ci est d'autant plus étonnante que plusieurs avertissements avaient été lancés. Selon le Canard Enchainé, l'attaché militaire de l'ambassade de France à Tunis, Michel Ravet, alertait le ministère de la Défense, depuis octobre dernier, sur "le délitement du système Ben Ali". "A Paris, les notes remises à l'Elysée par la DGSE étaient sur le même ton", note l'hebdomadaire. A quelques heures de la fuite en Arabie Saoudite de l'ex-chef de l'Etat, l'ambassadeur de France à Tunis affirmait cependant que "Ben Ali avait repris le contrôle de la situation". Contacté par LEXPRESS.fr, Michel Ravet n'a pas souhaité confirmer ses propos.
Les Etats-Unis en contact avec l'opposition tunisienne
D'autres pays occidentaux auraient mieux pris la mesure des évènements, à commencer par les Etats-Unis.
Depuis l'ère Bush, déjà, les Etats-Unis ménagaient la chèvre et le chou avec le régime tunisien.
"Depuis l'ère Bush, déjà, les Etats-Unis ménagaient la chèvre et le chou avec le régime tunisien," souligne Vincent Geisser*, chercheur au CNRS. D'un côté, depuis le 11 septembre 2001, l'administration américaine coopérait sur le plan militaire et sécuritaire, pour éviter toute islamisation du pays. "C'est d'ailleurs à Tunis que les Etats-Unis ont choisi d'implanter en 2002 le Bureau régional de la Middle East Partnership Initiative (MEPI), dont les objectifs philanthropiques (éducation, femmes, développement social, soutien aux ONG, etc.) comportent nécessairement des soubassements sécuritaires, à savoir : créer une zone de stabilité au Moyen Orient."
Néjib Chebbi est considéré aujourd'hui comme l'un
des hommes forts de la transition démocratique de
la Tunisie. Reuters/Mohamed Hammi
des hommes forts de la transition démocratique de
la Tunisie. Reuters/Mohamed Hammi
D'un autre côté, les Etats-Unis avaient depuis longtemps établi des contacts avec la société civile tunisienne, et notamment les forces d'opposition, alors que la France ménageait les susceptibilités du régime. Nombreuses auraient été, selon Vincent Geisser, les invitations d'opposants tunisiens à Washington. Ambassadeur américain à Tunis entre 2006 et 2009, Robert F. Godec aurait plusieurs fois envoyé des émissaires lors des procès impliquant des opposants. Il aurait également reçu au grand jour, dans les locaux de l'ambassade, des adversaires du pouvoir, dont le président du syndicat des journalistes, Lofti Haji. Un chargé de mission de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis se serait même rendu personnellement au chevet du leader du Parti Démocratique Progressiste (PDP), Néjib Chebbi, qui avait entamé une grève de la faim en 2005.
Ainsi, depuis 2003, les Etats-Unis ont émis des réserves, à plusieurs reprises, vis-à-vis de la politique autoritaire de Ben Ali. L'ancien secrétaire d'Etat, Colin Powell, le président Bush lui-même, puis Condoleeza Rice, qui succéda à Powell au département d'Etat, auraient tous manifesté leur réprobation. En 2009, cette dernière aurait suggéré sans détour à l'ancien chef d'Etat de ne pas se représenter pour un cinquième mandat, indique Vincent Geisser: "Elle a argué du fait qu'une telle candidature pourrait être un facteur d'instabilité pour les années à venir", précise-t-il. Ces propos critiques sont confirmés par les télégrammes diplomatiques de 2008, rendus publics en novembre dernier par le site Wikileaks. Cette même année, Nicolas Sarkozy, pour sa part, saluait la progression de "l'espace des libertés" en Tunisie...
Un "coup d'Etat militaire soutenu par les Etats-Unis"?
Pendant les journées cruciales de la mi-janvier, les Etats-Unis ont-ils pour autant donné leur "feu vert" à l'armée tunisienne pour pousser Ben Ali à partir, comme l'affirme la rumeur?
Les Etats-Unis auraient donné des garanties de soutien aux hommes forts du régime.
Un autre spécialiste du Maghreb contemporain, qui témoigne sous couvert d'anonymat, parle de "coup d'Etat militaire, semble-t-il soutenu par les Etats-Unis". Selon lui, ce renversement, s'appuyant sur la révolte populaire - sans qui rien n'aurait été possible - a de ce fait écarté le Ministère de l'Intérieur dans la gestion de la crise.
Selon Vincent Geisser, "les Etats-Unis auraient donné des garanties de soutien aux hommes forts du régime, ayant les mains propres, notamment Mohammed Ghannouchi, Kamel Morjane et certains responsables militaires, s'ils se décidaient à pousser vers la sortie le président Ben Ali." Il ajoute que les Etats-Unis cherchaient depuis plusieurs années l'homme qui remplacerait Ben Ali au pouvoir, ce dernier étant devenu pour eux plus un facteur d'instabilité qu'un rempart contre l'islamisme.
Dans les faits
Concrètement, selon le site Africapress.com, les Américains n'aurait pas souhaité, le 14 janvier, la mise en place d'un état d'urgence en Tunisie, et auraient jugé trop tardif le départ de Ben Ali, annoncé à la télévision tunisienne pour 2014. De plus, selon le site, Kamel Morjane, ministres des Affaires étrangères, en contact avec les Américains depuis son passage au Ministère de la Defense (2005-2010), aurait indiqué à l'ancien président que "si jamais d'autres victimes civiles venaient à tomber sous les balles de la sécurité, les Américains vont définitivement lâcher le régime et appliquer des sanctions."
Ces hypothèses sont partagées par Benjamin Stora, historien français: "Un laissez-faire américain n'est pas impossible, même s'il s'agit encore que de suputations." Antoine Sfeir, expert du monde arabo-musulman, va lui, un peu plus loin : "Malgré les relations commerciales qu'entretenaient les deux pays - regardez les liens économiques entre les Etats-Unis et le régime du Shah d'Iran - les Américains ont donné leur feu vert, même s'ils ont bien spécifié qu'ils ne se mêleraient pas de cette destitution. Le problème tunisien resterait un problème interne."
"De la même manière qu'ils ont lâché Bourguiba, les Etats-Unis ont ainsi lâché Ben Ali, après l'avoir imposé au pouvoir en 1987", estime pour sa part Mohammed-Cherif Ferjani, chercheur à la Maison de l'Orient et de la Méditerranée.
Hypothèses, suputations, rumeurs... La thèse du possible " feu vert" donné par les Etats-Unis aux militaires tunisiens pour destituer Ben Ali ne récolte pas encore tous les suffrages. Le jeudi 20 janvier sur Facebook, l'ambassade amércaine à Tunis niait en effet toute intervention dans le départ de Ben Ali.
Reste que, bien avant la France, les Etats-Unis ont compris l'ampleur de ce qui se déroulait en Tunisie. Le 11 janvier, alors que Michèle Alliot-Marie proposait les services des forces de l'ordre françaises, Hillary Clinton publiait un communiqué, s'inquiétant de "l'usage excessif de la force" par la police tunisienne.
*Extrait d'un article écrit par Vincent Geisser en collaboration avec Labri Chouikha, "Tunisie : la fin d'un tabou. Enjeux autour de la succession du président et dégradation du climat social", L'Année du Maghreb, VI, 2010, Paris, CNRS-Editions, 2010.
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Par Pauline Tissot, publié le 24/01/2011 à 18:00 lexpress.fr